
Définition polysémique de la paranoïa :
Avant d’attaquer l’article, on va prendre quelques secondes pour définir Paranoïa, et ce que moi, j’en entends. On va déjà distinguer le fonctionnement paranoïaque : fonctionnement caractérisé par la présence d’idées délirantes systématisées et permanentes, surtout à thème de persécution. et le comportement paranoïaque qui repose sur le même mécanisme mais peut être non systématisé. Nous avons tous des comportements et des réflexes paranoïaques quand nous nous sentons attaqués. Mais le fonctionnement paranoïaque est un biais de perception permanent qui systématise le sentiment de persécution.
La paranoïa que je vais évoquer dans cet article, est de l’ordre de l’imaginaire. De la construction des représentations et d’un mode créatif. C’est un procédé où l’on associe des menaces à des idées et des concepts, et où les créations découlent de ce mode d’association paranoïaque. Il n’y a rien de pathologique dans l’art de toutes personnes citées dans ce texte.
On peut passer à la suite !
Bref historique
Le Xénomorphe est aujourd’hui plus célèbre que son créateur, Hans Ruedi Giger. Un paradoxe familier, au même titre que la créature de Frankenstein a éclipsé la mémoire de son docteur. Pourtant, sans l’esprit visionnaire de Giger, cette entité cauchemardesque, à la fois organique et mécanique, n’aurait jamais vu le jour. Giger s’inscrit dans une puissante lignée des maîtres du malaise cosmique, ceux qui aiment rappeler à l’homme son insignifiance. Cette vague, où l’inquiétante étrangeté domine, prend sa source moderne avec le Frankenstein de Mary Shelley en 1818. Elle trouve son écho le plus terrifiant dans la paranoïa cosmique d’un Howard Phillips Lovecraft, dont l’œuvre géniale, née au début du XXe siècle, a posé les fondations littéraires de l’horreur gigerienne.
Cette fascination pour la monstruosité émerge au XIXe siècle. Peut-être portée par l’accélération de la sécularisation qui replace la peur dans le domaine terrestre. C’est selon moi au XXe siècle qu’elle trouve son incarnation ultime. L’atmosphère paranoïaque de l’après-Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide, hantée par la menace nucléaire et l’angoisse de l’Autre, fournit le terreau parfait. Mais Giger opère une synthèse unique : il ne se contente pas d’illustrer Lovecraft. Il invente un langage visuel, la Biomécanique, qui fusionne le vivant et la machine, la chair et l’acier. Son monstre n’est pas une bête venue des étoiles ; c’est un cauchemar issu des entrailles de notre propre civilisation industrielle et technologique, une prothèse devenue parasite. Le Xénomorphe est l’incarnation de nos peurs les plus profondes : la violation du corps, l’instrumentalisation de la vie, et l’horreur d’une sexualité dévoyée et mortifère.
Giger, Beksinski, Lovecraft, point commun ? paranoïa !
Le concept de la paranoïa est bien souvent envisagé comme un trouble de la personnalité. Le mot est directement associé aux délires de persécution et à raison d’ailleurs, le paranoïaque est auto-centré et a tendance à envisager l’Autre comme une menace. Ce qui m’intéresse, ce sont les mécanismes sous-tendus par le trouble, et notamment la projection.
Bien sûr, aucun des artistes cités n’a été diagnostiqué d’un quelconque trouble paranoïaque, nous ne parlons que de l’imaginaire.
Faisons d’abord un détour par Dali qui a eu le génie d’une méthode qu’il a baptisée méthode Paranoïaque critique qui constitue son approche créative. Elle consiste à laisser libre court aux associations étranges de nos esprits, et les critiquer par la suite. ça a donné naissance à son univers surréaliste. Lovecraft, lui, a une relation avec la paranoïa qui transparaît dans son oeuvre toute entière. C’est un auteur du secret, de l’occulte, du complot caché et des abysses. Ce qui l’intéresse, c’est l’immergé, et par l’immergé, on peut aussi y entendre l’inconscient. Lovecraft est l’homme du mythe oublié, primitif, de l’origine de du monde et d’une fondation cachée.
Beksinski lui, a toutes les raisons du monde d’avoir développé un imaginaire paranoïaque. Né dans la ville de Sanok en 1929, il a connu la raffle des Juifs dans sa cité à ses dix ans, lors de l’invasion de la Pologne. Pour donner un ordre d’idée, 30% de la population de la ville était Juive. Son art est hanté par des hommes à casque similaires à ceux de la Wehrmacht, de villes en ruines, avec une église qui souvent se tient au milieu des ruines. Les paysages sont souvent d’os, de chair et baigne dans une atmosphère spectrale. Parfois, il survit dans sa peinture les influences surréalistes qu’il pouvait avoir lorsqu’il a été photographe dans ses jeunes années.
La spécificité de Giger
Giger, lui, est un homme tourmenté dans son sommeil. Ses cauchemars motivent un mécanisme de sublimation par l’art. Son art est motivé par le besoin d’extérioriser le mal en lui. Tous ont cette capacité de projection de leur angoisse sur un monde intérieur qu’ils concrétisent par leurs oeuvres. Cela n’a cependant rien de particulièrement neuf ou inédit, tout artiste passe son temps à extérioriser l’affect et le sublimer.
Là où se creuse la différence selon moi, c’est la relation à l’Autre dans le sens Lacanien : tout ce qui n’est pas soi. ça fait du monde, mais c’est consubstanciel du travail de Giger. Il parle uniquement de l’étranger pur, de l’Alien. Ce n’est pas juste une référence au Xénomorphe, c’est une référence à sa vision artistique. C’est un homme qui parle de l’incompréhensible, de l’aliénation. En ce sens, l’artiste qui s’en rapproche le plus est Lovecraft qui travaille sur l’indifférence cosmique.
Dans l’univers de Giger, l’alien n’est pas indifférent à l’homme, mais le considère comme une ressource.
L’homme, une matière comme une autre
Giger dépossède l’homme de son sacré. Pas seulement d’un point de vue spirituel : ni le corps, ni les émotions, ni les sentiments ne le sont. L’homme est une chair comme une autre, ses os sont un matériau, ses cartilages aussi. En arrachant littéralement aux humains ce qui est censé fonder leur valeur à leurs propres yeux, Giger construit une mythologie de l’Autre parfaitement décentrée de l’homme.
Cette idée n’est pas révolutionnaire en soi ; on peut en retracer la généalogie depuis Galilée et la révolution copernicienne. Si l’homme n’est plus au centre de l’univers, il n’est qu’un aspect du règne de la création. Et la manière dont il manque d’empathie envers le reste du vivant justifie que l’alien puisse, en retour, en manifester une absence totale à son égard.
À l’instar de l’homme qui se vêt de cuir, la biomécanique gigerienne considère les organes pour leurs propriétés mécaniques. Elle pousse à son paroxysme une logique d’exploitation du vivant déjà à l’œuvre dans notre propre civilisation. Elle nous renvoie l’image glaçante d’un monde où la vie n’est plus qu’une matière première.
C’est d’ailleurs là où Giger et son art paranoïaque n’est pas tout à fait Alien : il est une expression absolutiste de ce qui nous est très familier. L’exploitation du vivant. L’exploitation du vivant a fait civilisation, et permet le progrès technique et notre confort. Giger pousse les curseurs plus loins. Il inclus dans le progrès technique des matières premières que la morale nous empêche de considérer.
Quelles incidences sur mon travail ?
Il m’a aidé à comprendre que la civilisation ne tient qu’à la rigueur morale et sa transmission. Ce qui me fascine avec Giger, c’est le soin apporté à représenter l’horreur dans ce qu’elle a de plus cru. C’est très clinique parce que chez lui, l’organe devient machine sans qu’on ait eu besoin du moindre métal pour y parvenir. Ce n’est pas un hasard qu’il soit un artiste de l’ère post-industriel, où on se demandait bien jusqu’où le progrès irait. Probablement marqué aussi par l’industrie de la mort des camps d’extermination, où on récupéré les cheveux et les dents en or après avoir suffisamment déshumanisé les victimes.
Avoir conscience que la civilisation tient à cette rigueur, ça m’a fait reconsidérer des choses aussi bête que respecter les marques de politesse de base : bonjour, s’il vous plaît, pardon, merci, au revoir. Parce qu’à partir du moment où on rogne sur ces petites choses, on ne sait pas ce qu’on va accepter de compromettre. Si la civilisation est une ascension, la décivilisation est une descente et elle se fait par pallier, et c’est parce qu’on a encore la perspective de voir ce qui nous sépare des deux que ça a l’air immense.
ça ne l’est pas, il a suffit d’un virus et de toutes les psychoses sociales qu’il a engendré pour que l’on voit le tissu social à deux doigts de rompre durant la pandémie. ça m’a aussi appris à ne pas trop juger les mythes et croyances des temps anciens, où on était bien plus aux prises avec la maladie, la guerre et la mort, il fallait bien que quelque chose, et ce quelque chose était souvent religieux. Il faut toujours qu’une transcendance fédère et donne un sens.
Une fonction déculpabilisante
Giger, ça m’a appris à ne plus avoir peur des idées bizarres que j’avais en tête. Notamment du rapport au corps, à la chair, et à l’esthétique. Comprendre ce qu’il faisait, m’a aidé à légitimer les images que j’avais en tête. Cela m’a libéré de certains complexes créatifs. Je ne cherche pas à rendre compte de quelque chose que j’ai vécu, à l’instar d’un Beksinski qui n’expliquait pas son art. Je ne m’explique pas toujours ce qui me vient. Mais si ça vient, je le respecte et le réalise. C’est d’abord bizarre, mais comme Dali l’a compris, le sens vient après. Nos créations savent ce qu’elles sont avant que nous les comprenions.
Du moins, c’est ma conviction et j’imagine que c’est ça qui caractérise la méthode paranoïaque : on sait avant de savoir. On pourrait remonter jusque Rimbaud qui avait cette phrase je est un autre. On pourrait aussi poursuivre le développement sur la pensée de la construction identitaire en psychanalyse, mais je pense que le message est assez clair :
Je lui dois partiellement ce besoin de me sentir pleinement libre d’accepter ce qui vient, pour créer. Mais est-ce que ça fait de moi un surréaliste ?
Probablement, mais comme vous pouvez le voir, il y a une filiation directe, comme quoi, tout se recoupe !
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